CHAPITRE X

 

 

Les Chats de Feu avaient la faculté typiquement féline de donner aux gens l’impression d’être stupides, et Hansa n’était pas connu pour sa patience.

La protection de Vkandis est temporaire, fit-il. (On eût dit la Statue du Chat aux pieds de Henricht, le premier Fils du Soleil. Même en marbre, le pauvre Henricht ne ressemblait à rien, alors que le Chat semblait taillé pour exercer le pouvoir.) Elle ne résistera pas à l’Ultime Tempête. Les nodes de Karse sont aussi vulnérables que les autres. La protection sert seulement à empêcher les gens et les bêtes d’être modifiés et à éviter aux prêtres de tomber malades deux ou trois fois par jour. (Il baissa la tête pour se lécher une patte.) Vos prêtres et vous devrez faire votre part du travail, comme les autres. Si les nodes deviennent instables, vous en subirez les conséquences.

Solaris soupira, mais pas de déception. Plutôt le soupir d’une personne qui vient d’apprendre des mauvaises nouvelles qui ne l’étonnent pas vraiment.

— Des boucliers, marmonna Ventnoir en faisant les cent pas sous le regard de Vree, installé sur sa perche. Ce doit être la clé. Mais comment créer un bouclier capable de résister ne serait-ce qu’aux tempêtes que nous avons maintenant ?

Elspeth fouilla dans sa mémoire. Où avait-elle entendu ça – dans les Chroniques ? Non, dans une histoire que lui avait racontée Kerowyn sur un des élèves de sa grand-mère.

— Pourquoi un seul bouclier ? demanda-t-elle. Pourquoi pas des boucliers à l’intérieur des boucliers ? Kerowyn m’a parlé d’un dispositif de ce genre. Le mage superposait des boucliers par strates et les remplaçait de l’intérieur à mesure qu’ils étaient érodés de l’extérieur. S’il était possible de reproduire ça…

— Intéressant… Oui, ça a déjà été fait, et avec succès, répondit Ventnoir. Plusieurs boucliers valent mieux qu’un seul, même très épais. Mais nous ne pouvons pas placer un mage à côté de chaque node. Donc, il serait impossible de remplacer les boucliers à mesure qu’ils tomberaient. On ne peut pas créer un bouclier de l’extérieur, une fois que celui de base est érigé, et, sans mage, comment le faire de l’intérieur ? C’est le problème. Pour le résoudre, il faudrait inventer un sort – ou une série de sorts.

— Il n’est pas évident que nous y parvenions, dit Tremane. De plus, comment continuerions-nous à fournir l’énergie nécessaire à la création des boucliers ?

— En scellant une source parfaite d’énergie à l’intérieur du bouclier, répondit Solaris, un peu méprisante. Et si toute l’énergie s’épuisait, les bouchers cédant jusqu’au dernier, un node vidé n’est plus dangereux. C’est l’énergie qui peut devenir instable : sans elle, pas d’instabilité.

— Mes excuses, dit Tremane, mais les choses fonctionnent différemment là d’où je viens, et nous ne traitons pas ainsi les puits d’énergie. (Il ne s’offensait pas des manières de Solaris, sans doute parce qu’elle avait accepté de participer aux séances de réflexion, preuve qu’elle n’avait pas l’intention de reporter sur Hardorn l’animosité qu’elle avait envers lui.) Si nous trouvions le moyen de forcer un node à ériger ses propres boucliers, et ce jusqu’à ce qu’il soit entièrement vide…

— C’est parfait en théorie, dit Elspeth. Mais même si nous savions comment procéder, nous n’aurions pas le temps de courir la campagne pour jeter un sort de production de bouclier à tous les nodes !

— Nous n’aurions pas besoin de faire ça. En tout cas, pas ici…, dit Tremane.

— Il y a assez de prêtres à Karse pour couvrir chaque node, ajouta Solaris.

— Tant mieux pour Karse et Hardorn, grogna Elspeth. Mais que faites-vous de Valdemar ? Des Pélagirs ? Et des autres nations ?

— Excusez-moi, fit Tashiketh, regardant tour à tour Solaris et Tremane, mais nous avons la réponse à cette question.

Solaris et Tremane échangèrent un étrange regard.

Il se passait quelque chose de bizarre. Elspeth n’avait pas idée de ce que c’était, mais la tension, entre Tremane et Solaris, avait monté de plusieurs crans.

— Je ne vous aime pas ! fit Solaris en foudroyant le roi du regard. Depuis votre arrivée ici, vous avez accompli tout ce que je déteste : placer l’opportunisme au-dessus de l’honneur, l’ingéniosité au-dessus de la sagesse, la duplicité au-dessus de la vérité et l’autonomie au-dessus de la foi ! Je ne vous aime pas !

Sur ces mots, elle se leva et quitta la pièce, Hansa sur les talons.

— Quelle mouche l’a piquée ? demanda Elspeth, qui n’avait jamais vu Solaris perdre son sang-froid.

Tremane fixait la porte que la prêtresse avait fermée – pas claquée – derrière elle.

— Je ne suis pas sûr, répondit-il, mais il est possible que ce soit lié à une solution qui impliquerait un compromis de sa part. (Il se leva, ayant visiblement pris une décision.) Pendant que vous réfléchissez à un sort générateur de boucliers à renouvellement autonome et qui s’alimenterait à un node-source sans l’intervention d’un Adepte, je vais parler à Solaris. Il salua et sortit.

— Un sort générateur de boucliers à renouvellement autonome et qui s’alimenterait à un node-source sans l’intervention d’un Adepte, marmonna Ventnoir. Rien que ça ! Au moins, il nous demande seulement l’impossible.

Elspeth n’en était pas si certaine…

— Les Pierres-Cœurs des Tayledras ne jettent-elles pas des sorts à renouvellement autonome, comme celui des Voiles ? Ils n’ont pas besoin de l’intervention d’un Adepte, n’est-ce pas ?

Ventnoir voulut protester, mais il se ravisa. Tashiketh posa le bec sur ses pattes de devant, plein d’espoir.

— Oui, admit Ventnoir. Et j’allais dire que les nodes ne sont pas des Pierres-Cœurs… Une ânerie, puisque les Pierres-Cœurs sont une sorte de node. Laissez-moi réfléchir un instant…

Le père Janas se contenta de hausser les épaules.

— Je ne comprends rien à vos discours ! dit-il gaiement. Tremane m’a demandé d’assister à ces réunions parce que je sais comment fonctionne la magie de la terre. En dehors de ça, mes amis, je suis incompétent… Pourtant, il me semble que vous pourriez utiliser les énergies de la terre comme vecteur de contrôle. Ces énergies subtiles et lentes dont se servent les sorciers de la terre ne sont pas fondamentalement affectées par les tempêtes.

Tashiketh hocha frénétiquement la tête. Ventnoir regarda le père Janas comme s’il avait involontairement dit quelque chose de très profond.

Venue tard à la magie, Elspeth avait dû subir un « développement accéléré », un peu comme une plante en serre. Elle n’avait jamais travaillé avec des énergies aussi primitives que celles dont parlait le père Janas. Mais la théorie lui sembla raisonnable. Apparemment, Tashiketh et l’Hardornien savaient comment cette forme de magie fonctionnait.

— Eh bien, pourquoi ne pas pister ce lièvre jusqu’à ce que nous l’ayons attrapé ou qu’il se mette à l’abri ? dit-elle.

— C’est avec ces énergies que Vykaendys créa la Frontière d’Iftel, fit le griffon, songeur. À cause de ça, on en trouve moins chez nous qu’ailleurs. Elles alimentent la Barrière. Si notre plan fonctionne, elles seront quasiment inexistantes partout après le passage de l’Ultime Tempête.

— Mais quand on connaît l’autre possibilité…, répondit Elspeth. Nous avons réussi à nous passer de la magie depuis le début des tempêtes, alors nous nous en sortirons.

— Nous, mais pas les Vallées, soupira Ventnoir. Mais si tu as raison, l’autre éventualité serait encore plus déplaisante. (Il les regarda avec une expression si mélancolique qu’Elspeth faillit sourire.) Je vais vous demander de me poser des questions très bêtes, car j’ai besoin de votre aide pour défaire le processus grâce auquel les Tayledras créent les Pierres-Cœurs et les relient à des sorts tel que celui du Voile. Je suis tellement habitué à réaliser ce genre de choses que je ne peux pas vous dire comment on s’y prend. Tout ça, conclut-il d’un ton résigné, me demandera de gros efforts de concentration.

Il avait vu juste. Ce fut difficile. Ils en étaient encore au premier stade quand Solaris et Tremane revinrent.

Aucun n’étant blessé, leur conversation avait dû bien se passer.

Les deux souverains ne firent aucun commentaire.

Ce jour-là, ils ne réussirent pas à comprendre davantage que les principes de base. Les suivants, ce fut pareil, même s’ils travaillèrent comme des fous.

Tremane fut le seul qui ne passa pas tout son temps à chercher et à expérimenter. Selon Solaris, il n’en avait pas besoin car sa présence serait uniquement nécessaire quand ils auraient trouvé une solution prête à être testée.

Quoi que ces deux-là aient pu se dire, l’atmosphère était plus détendue, car la prêtresse avait cessé de lancer sans cesse des commentaires acerbes. Il lui arrivait même de se montrer amicale avec le roi.

Comble de l’ironie, ce fut sans doute la discipline et la méthode que maître Levy et les ingénieurs leur avaient enseignées qui leur permirent d’analyser logiquement la magie, d’appliquer les lois qu’ils avaient apprises et de trouver les principes essentiels qui la faisaient fonctionner.

Enfin, ils réunirent toutes les pièces de la solution. Grâce à Ventnoir, ils apprirent comment transformer un node en une Pierre-Cœur relativement faible et à le relier à un sort autonome. Contrairement aux Pierres-Cœurs tayledras, les nodes pouvaient alimenter un seul sort de cette nature, mais c’était suffisant. Ils apprirent aussi à utiliser les énergies de la terre pour alimenter le sort de contrôle, déclenchant la formation d’un bouclier dès que le premier de la « strate » cédait.

Il ne leur restait plus qu’une question sans réponse, à moins que Solaris et Tremane ne la connaissent déjà : comment atteindre tous les nodes à la fois.

A ce moment-là, le roi se joignit à eux.

— La connexion à la terre, lâcha-t-il. Chaque Vallée tayledras contrôlera les nodes de son territoire. Solaris se chargera de ceux de Karse, le roi du Rethwellan de ceux de son royaume, et ainsi de suite… Tous les dirigeants devront être liés à leurs terres. Quand ce sera fait, ils pourront protéger leurs nodes.

— Je le savais, dit le père Janas, l’air satisfait. C’est une des rares occasions où le roi peut influer sur son royaume, plutôt que l’inverse…

— Je n’ai pas vraiment hâte de m’y mettre, avoua Tremane. Quand nous passerons au niveau supérieur, autrement dit le royaume entier, ça risque d’être très déplaisant pour moi. Mais je n’en mourrai pas et je préfère passer une semaine à récupérer que voir mon peuple souffrir à cause d’un node devenu instable. Mettons notre théorie à l’épreuve sur le node le plus proche de Shonar. Si ça marche, Hardorn sera notre deuxième test…

Quelque chose, dans son ton, fit comprendre à Elspeth que le niveau supérieur serait sans doute bien plus que « très déplaisant ». Tremane aurait besoin de tout son courage. Mais la jeune femme ne pouvait rien y faire. Et elle savait que sa mère se sacrifierait de plein gré pour la même cause, tout comme Solaris et les autres souverains…

Le test fut moins difficile qu’Elspeth ne l’avait imaginé. Ils commencèrent par mettre en place le sort de contrôle, puis altérèrent le node afin d’y introduire un sort générateur de boucliers. Cette dernière étape devait être réalisée par un Adepte. Étant le plus expérimenté, Ventnoir eut cet honneur et Solaris l’observa avec une concentration presque palpable.

Quand tout fut prêt, Ventnoir activa le sort.

Juste avant que la prochaine tempête ne frappe.

Si Elspeth n’avait pas « regardé » à cet instant, elle n’aurait jamais cru que ce fût possible. En un clin d’œil, le node disparut. À sa place, il resta un point protégé par un bouclier que des lignes d’énergie alimentaient. Mais dont rien ne sortait.

La tempête passa et ils attendirent le résultat.

Quand ils furent remis et purent à nouveau « jeter un coup d’œil », le node était dans le même état qu’avant la tempête : protégé et sûr.

Tremane afficha l’expression mitigée d’un homme qui vient de recevoir en même temps de bonnes et de mauvaises nouvelles.

— Bien, fit-il. Nous savons que ça fonctionne.

— Quand voulez-vous essayer de protéger tout Hardorn ? demanda le père Janas.

— Maintenant, répondit le roi. La prochaine tempête nous frappera tard dans la soirée, et je ne veux pas avoir l’occasion de réfléchir à tout ça.

Solaris se redressa et le regarda dans les yeux.

— Tremane Gyfarr Pendleson de Lynnai, je vous interdis de jouer les martyrs ! Ce que vous allez subir, j’aurai à le faire aussi, comme le prince Daren de Valdemar, Faramentha de Rethwellan, le dirigeant d’Iftel…

— Le Premier de Vykaendys Bryron Hess, précisa Tashiketh.

— Le Fils du Soleil d’Iftel, une demi-douzaine de Tayledras et au moins un Shin’a’in, conclut Solaris.

Et tous les dirigeants dont les terres sont menacées que nous réussirons à contacter, ajouta Hansa. Beaucoup de monarques souffriront d’une terrible migraine avant que tout ne soit fini.

— Exactement ! Tremane, vous n’êtes pas seul dans cette galère. Même si vous avez toutes les raisons d’avoir peur à cause de vos actes passés, je peux vous assurer que la terre ne vous laissera pas mourir ! (Solaris se leva, pleine de colère et d’une autre émotion qu’Elspeth ne réussit pas à identifier.) Si vous avez peur, admettez-le et laissez-nous vous aider à traverser cette épreuve ! Vous devriez savoir que la terre, dans ce cas, nous opposera une résistance. Et nous pourrions ne pas arriver à la convaincre, parce que c’est vous qui lui donnerez le ton.

C’est Solaris qui parle… et autre chose, dit Ventnoir à Elspeth. Je me demande si Tremane le comprend.

Vkandis ?

Au moment où elle avança cette hypothèse, la jeune femme sut qu’elle avait tort.

Depuis quand un mâle emploie-t-il tous les noms d’une personne pour l’enguirlander ? demanda Ventnoir, sentant la tension se dissiper un peu. Non, cette fois Solaris est la Voix d’un pouvoir différent. D’après moi, si nous posions la question au père Janas, il le trouverait très familier. Son agacement face à Tremane et son habitude d’être une Voix ont dû la transformer contre son gré en « conduit » de ce pouvoir.

Elspeth acquiesça après avoir jeté un coup d’œil au prêtre, qui observait la scène avec un petit sourire. Ventnoir avait raison. Seule une femme – une mère – grondait quelqu’un en se servant de tous ses noms. Et ne faisait-on pas référence à la terre en l’appelant « mère » ? A la lumière de cette constatation, certains changements subtils survenus chez Solaris semblaient encore plus éloquents. Pour commencer, elle paraissait beaucoup plus… féminine.

La réprimande eut l’effet escompté : bien qu’irrité, Tremane admit sa faiblesse. En un sens, Elspeth était désolée pour lui, car il n’avait rien demandé et il supportait tout sans broncher. Il se raidit, croisa le regard de Solaris et déclara avec beaucoup de dignité :

— Vous avez raison, la peur me paralyse. Je suis habitué à me servir du pouvoir, pas à le laisser se servir de moi, et l’idée de lui abandonner les rênes me révolte. Devoir agir ainsi en sachant qu’il y a des milliers de vies dans la balance est si terrible que je n’ai pas de mot pour le décrire.

La force qui s’était emparée du Fils du Soleil lâcha prise et sa colère s’évanouit. Elle se rassit.

— Être utilisé par ce genre de pouvoir n’est pas si affreux. Vous serez épuisé quand ce sera fini, c’est sûr… Mais il vous manipulera en douceur, si vous ne lui résistez pas. Parfois, renoncer à son propre contrôle pour une juste cause est une des actions les plus nobles qu’un individu puisse faire.

Solaris hésita un instant. Puis il sembla qu’un mur s’écroulait en elle, et son expression changea du tout au tout.

— Vous avez sûrement raison de craindre que ceux d’entre nous qui ont un compte à régler avec vous ne vous protègent pas comme ils le devraient. C’est vrai, il n’y a pas si longtemps, je n’aurais pas bougé le petit doigt si vous aviez été en danger. Mais ce n’est plus le cas. Je vous pardonne, Tremane d’Hardorn, et si ça peut vous consoler, Karal, qui avait encore plus de raisons que moi de vous haïr, vous a pardonné il y a longtemps. L’homme qui a envoyé un tueur frapper Ulrich était un commandant impérial qui devait obéir aux ordres de son empereur. Et vous n’êtes plus cet homme-là…

Solaris eut l’air franchement embarrassée.

— Le Dieu du Soleil lui-même m’a dit que je devais vous pardonner si nous voulions réussir. Mais jusqu’à maintenant, je ne le pouvais pas.

Tremane la regarda, étonné, puis lui tendit la main. Solaris la prit, un geste qui en disait plus long que tous les mots.

— Merci. Je sais qu’il vous en coûte. (Il lui lâcha la main et regarda les autres.) Eh bien ? Nous commençons ?

Elspeth n’avait pas grand-chose à faire, à part fournir de l’énergie magique à Ventnoir, qui l’utilisait pour réaliser des choses qu’elle ne voyait pas et ne pouvait pas suivre. Même si, en théorie, elle savait ce qu’il faisait. Elle était 1’« ancre ». Autrement dit, elle s’emparait de l’énergie, la dirigeait et la raffinait. Tremane cherchait les nodes et y « conduisait » ses compagnons. Le père Janas s’occupait du sort de contrôle qui déclenchait le charme principal en utilisant la perte d’un bouclier pour commande d’activation. Solaris jetait le sortilège principal, créant ainsi les neuf boucliers superposés qui tiraient leur puissance du node. Et Ventnoir les liait à ce node.

Quand celui-ci « disparaissait », désormais protégé, Tremane les guidait vers le suivant.

A la fin, il était si épuisé qu’il n’aurait pas pu bouger un cil. Mais comme Solaris l’avait affirmé, il n’était pas malade et ne souffrait pas.

Ils avaient travaillé à travers lui pour atteindre tous les nodes d’Hardorn et reproduire ce qu’ils avaient fait au premier. Le seul moyen de les sécuriser tous sans aller sur place. En un sens, Tremane étant connecté à Hardorn d’une manière très physique, à cause du sang et de la terre qu’il avait ingérés, ils y « étaient » quand même.

Ils finirent un peu avant la tempête suivante, et eurent la satisfaction de constater que leur travail tenait. Tremane eut même une petite récompense : les nodes n’étant plus agressés, il ne souffrait plus autant pendant les perturbations magiques.

— En soi, ça vaut la peine que nous nous sommes donnée, dit-il d’une voix faible, mais avec un sourire.

Ses compagnons l’envoyèrent se coucher.

— Il pense avoir besoin d’une semaine de repos pour récupérer, dit le père Janas, mais il sera sur pieds dans un jour ou deux. Comment allez-vous alerter vos peuples ?

— J’enverrai mes deux griffons les plus rapides, qui sont également des mages, avec les instructions nécessaires, répondit Tashiketh, ravi de leur succès. Et si vous le permettez, Sainteté, d’autres griffons vous ramèneront à Sunhame, Hansa et vous. Cela vous fera gagner beaucoup de temps. Votre escorte pourra rester ici ou vous suivre à son rythme.

— Je vous en serais reconnaissante, mais comment procéder ? Vous m’invitez à voler avec eux… Par quel moyen ?

— Une nacelle suspendue entre deux griffons. C’est parfaitement sûr. Des sorts mineurs rendent la nacelle et son contenu légers comme des plumes. La seule précaution requise est de se poser avant chaque tempête.

— Nos griffons utilisent le même procédé, précisa Ventnoir. Vous pourrez retourner chez vous en quelques jours, même si vous devez atterrir souvent.

— Alors, merci infiniment. Car je vais devoir sceller le Temple au même titre que nos nodes. Que Tremane m’ait cru ou non, ma tâche sera plus difficile que la sienne.

Son ton était encore un peu sardonique, mais elle souriait. Elspeth comprit que Solaris ne pourrait plus affirmer qu’elle haïssait Tremane d’Hardorn.

— Et vous ? demanda le père Janas à Elspeth et à ses compagnons.

— C’est déjà réglé, répondit Ventnoir d’une voix où perçaient la fatigue, mais aussi la satisfaction. Gwena a transmis ce que nous avons fait à Rolan, qui l’a relayé à Cymry, le compagnon de Skif, qui réside à k’Leshya. Ils s’assureront que les Tayledras et les Shin’a’in auront les informations nécessaires. Ainsi nos nodes et nos Pierres-Cœurs seront protégés.

« Des messages partiront de Haven vers les écoles des Vents Blancs installées un peu partout. De là… la nouvelle se répandra…

— Vos Compagnons sont très utiles, fit le père Janas. Peut-être y aura-t-il un jour de la place pour eux en Hardorn. (Il regarda timidement Solaris.) Et pour des temples dédiés au Dieu du Soleil. En définitive, ce qu’on fait pour la cause du bien est accompli au nom de tous les Pouvoirs de la Lumière.

Solaris sourit – son premier vrai sourire depuis qu’elle était en Hardorn.

— Sur cette note optimiste, je vous remercie et je vous prie de m’excuser, dit-elle en se levant. Je dois me reposer. Hansa et moi avons un long voyage devant nous.

— De la place pour tout le monde…, dit Ventnoir alors qu’Elspeth et lui gagnaient leur suite. Ce n’est pas une mauvaise façon de diriger un pays.

— Je sais ! C’est sur ce principe qu’est fondé Valdemar.

Maintenant, au moins, nous avons l’assurance que ça continuera ainsi, pensa-t-elle. Et nous devons prier pour Flammechant et les autres. Puissent tous nos dieux les aider, car ça nous est impossible.

L’empereur Charliss, assis sur le trône en bois, dans ses quartiers privés, mettait au point sa vengeance. La seule chose qui le maintenait en vie…

Son esprit restait clair malgré les drogues que lui administraient ses apothicaires afin d’atténuer la douleur et de soutenir son corps défaillant. Mais c’était uniquement parce que la potion contenait une substance qui l’empêchait de s’embrumer. Dehors, le blizzard soufflait depuis trois semaines. Les tempêtes passaient sur le Château A-Pic plusieurs fois par jour, épuisant les mages. L’empereur, en revanche, ne ressentait aucun des effets secondaires – peut-être parce qu’ils étaient insignifiants comparés à la dégénérescence de son corps.

Même s’il semblait ne pas avoir conscience de ce qui se passait hors de sa suite, ce n’était pas le cas. Il savait pertinemment ce que tramait Melles.

L’Héritier le discréditait auprès de l’armée, répandant des vérités, des demi-vérités et des mensonges histoire de faire croire à tout le monde qu’il avait à cœur le bien de l’Empire. En même temps, il réussissait admirablement à le garder en un seul morceau, même si ses méthodes étaient discutables. Charliss savait que Melles utilisait la manière peu morale dont il avait traité Tremane pour rassembler sous son contrôle les diverses factions politiques. Il n’aurait pas pensé à ce stratagème. Mais Melles était haï et craint par une bonne moitié des nobles. Le seul moyen de les rallier à sa cause ? Leur trouver un ennemi pire que lui !

Tout ça n’avait pas d’importance. Charliss se fichait de ce que Melles faisait ! Ses priorités étaient différentes... et bien plus personnelles.

Les sorts qui renforçaient son corps usé et faisaient fonctionner ses organes défaillants le lâchaient. Il en perdait plusieurs à chaque nouvelle tempête et n’était plus en mesure de les remplacer.

Charliss n’avait pas les moyens de se sauver lui-même. Il agonisait et il le savait. Désormais, ses serviteurs devaient le déplacer de son lit à son trône, et inversement, car il ne pouvait plus bouger tout seul. Le long déclin qu’il avait prévu s’était considérablement accéléré.

Il n’avait pas peur, mais il était rongé par une colère bouillonnante et calculatrice que seul un homme de deux cents ans pouvait éprouver. On lui avait volé les dernières années de sa vie et il savait qui blâmer.

Valdemar.

Il avait demandé à ses érudits de se pencher sur les origines de ce maudit royaume. Ce qu’il avait appris lui donnait davantage de raisons de croire que Valdemar avait produit les tempêtes.

Ce royaume avait été fondé des siècles plus tôt par des sujets dissidents de l’Empire perdus dans les terres sauvages. Mais le temps et la distance n’étaient pas des obstacles à la vengeance – il le savait mieux que personne. Les dirigeants de Valdemar devaient préparer cette attaque depuis la Fondation. Un plan pareil demandait des siècles pour arriver à maturité et réunir l’énergie nécessaire. Seuls les plus puissants Adeptes du monde avaient pu créer les tempêtes en travaillant en chœur. Une arme diaboliquement compliquée et bien pensée…

Avait-il précipité la vengeance de Valdemar en envoyant ses troupes conquérir Hardorn ? Il aurait dû interpréter correctement le « retour » de son ambassadeur à la cour d’Hardorn : l’homme était mort, un couteau appartenant à la princesse Elspeth entre les omoplates.

Vous approchez trop. Nous allons vous anéantir. Tel était le message.

Mais peu importait la cause de tout ça. Et inutile d’avoir des regrets sur ce qu’il aurait dû faire…

Les tempêtes frappaient, il était en train de mourir, c’était la faute de Valdemar et il veillerait à ce que ce royaume ne lui survive pas – en tout cas, pas tel que les Valdemariens l’avaient connu. Comme un ours chargeant une dernière fois, au moment de sa mort, il anéantirait ses assassins.

Il avait tout ce qu’il lui fallait – la magie des nodes locaux, de son corps de mage et celle qu’il avait enfermée dans des artefacts soigneusement protégés par des bouchers. Tous les empereurs en avaient créé et il pouvait les vider tous.

Les mages avec qui il travaillait, qu’ils appartiennent à sa cour ou non, avaient en eux un « crochet » qui les reliait à Charliss. Ainsi, il pouvait utiliser leur pouvoir quand bon lui semblait. Les plus intelligents avaient découvert ce crochet et l’avaient éliminé. Mais la plupart ne s’étaient aperçus de rien, et voler leur énergie serait un jeu d’enfant.

Son heure approchait. Les boucliers qui protégeaient les artefacts ne résisteraient plus à beaucoup de tempêtes. Idem pour les ressources de ses mages. S’il devait utiliser ce pouvoir, ce serait bientôt…

Soutenu par le dossier et les accoudoirs, Charliss recensa les moyens d’assouvir sa vengeance. Comment détruire ces parvenus de Valdemariens ? Quelle forme prendrait son attaque ? Il voulait qu’elle soit soudaine… et fasse autant de dégâts que possible.

Comment devait-il utiliser ses ressources ?

C’est évident. Il faut libérer toute la puissance d’un coup, devant la vague, pour augmenter celle de la tempête. Ce sera la pire que le monde ait connue !

Le résultat serait très divertissant. Puisqu’il déchaînerait cette énergie sur le passage d’une tempête – d’est en ouest – la majorité de l’Empire serait épargnée.

Valdemar n’aurait pas la moindre idée de ce qui lui tombait dessus. La libération d’une force pareille serait dévastatrice – et amusante, s’il vivait assez longtemps pour le voir.

D’Hardorn à Valdemar, des montagnes du nord au sud de Karse, la nature deviendrait folle. Le temps, déjà désastreux, serait incroyablement pire. Il y aurait des tremblements de terre dans des régions qui n’avaient jamais connu une secousse, la pression montant dans la terre jusqu’au point de rupture. Des volcans jailliraient du sol, déversant des rivières de lave. Des orages éclateraient, produisant des éclairs qui allumeraient des feux de forêt et de plaine. Les blizzards enterreraient des villages sous la neige et les inondations en noieraient d’autres, emportant des collines fertiles dans des torrents de boue. La terre se fissurerait. Toutes ces catastrophes, qui se produisaient d’habitude sur des millénaires, arriveraient en un jour – peut-être moins. Il n’y aurait plus un endroit sûr. Et quand la colère de la nature serait apaisée, les Modifiés fondraient sur les survivants démoralisés et désorganisés.

Oui, voilà de quoi il rêvait ! Et il espérait vivre assez longtemps pour s’en réjouir. Car à l’instant où il libérerait l’énergie, il ne resterait plus une étincelle de magie pour le maintenir en vie et il mourrait. Mais la plupart de ses ennemis le suivraient dans la tombe. Et les survivants souhaiteraient sans doute avoir péri avec les autres.

Tremane serait pris dans la tourmente. Ainsi il se vengerait en même temps de ce traître – une mission que Méfies était trop lâche ou trop fainéant pour exécuter. Trop fainéant, sans doute. Melles n’avait jamais traqué une cible qui soit hors de sa portée immédiate – il avait toujours une bonne excuse.

Eh bien, Charliss prendrait les choses en main…

Il restait possible que la décharge d’énergie n’efface pas seulement Valdemar de la face du monde, mais balaie également l’Empire et ses alliés. Le chaos final aurait peut-être des répercussions inattendues.

Charliss s’en fichait ! Voilà bien longtemps qu’il ne se souciait plus que de son bien-être personnel.

Pourquoi mon Empire me survivrait-il ? se demanda Charliss, rongé de ressentiment à l’idée que l’univers ne soit pas prêt à se sacrifier pour lui. J’ai donné à ces chiens ma vie et mon attention… Ma vie entière. Ai-je été apprécié ? Aimé pour avoir été justement sévère avec eux ? Non. Ils ont pris et pris encore ! Et maintenant ils payeront pour leur cupidité. Oui, ils auraient dû réfléchir et m’apaiser…

Il n’avait aucune raison de faciliter la vie à Melles. Qu’il règne sur le peu qu’il lui resterait – s’il lui restait quelque chose ! Ce salaud devrait se contenter des miettes. Bien fait pour lui !

Charliss sourit en pensant à la réaction de Melles. Le baron avait si bien su rétablir l’ordre ! Il devait être fier de lui et certain de tout contrôler. Il serait grisant de le regarder se décomposer parce que tout ce qu’il avait construit tombait en ruines sous ses yeux.

La vengeance sur Valdemar, sur Tremane et sur Melles, qui avait osé réussir. Voilà tout ce qui restait à Charliss. Quand il en aurait fini, le monde n’existerait plus. Les survivants devraient retourner à une vie de chasseurs et habiter dans des grottes. Si Melles gardait un empire, il ne serait pas plus grand que cette cité.

Je les détruirai tous.

Charliss serra les accoudoirs et sourit, sentant se craqueler ses lèvres sèches. En libérant l’ultime cataclysme, en embrasant les nations pour former son bûcher funéraire, il prouverait qu’il était le plus grand et le plus puissant empereur de l’histoire.

Il brûlerait le monde pour éclairer le chemin qui menait à sa tombe. L’obscurité qui suivrait l’apocalypse serait un linceul digne de lui.

Pour l’instant, Karal se sentait inutile, même s’il savait qu’il en serait bientôt autrement. Regardant les autres se charger des préparatifs de dernière minute, il regrettait de ne pas pouvoir utiliser le téléson pour parler à Natoli – cela aurait pu l’aider à le détendre. On lui avait dit où s’asseoir, et il avait sombré dans un mélange de terreur, de résignation et d’anticipation. Il savait pouvoir faire ce qu’ils allaient lui demander, mais n’arrivait pas à voir plus loin que sa prochaine Mission. Même en essayant très fort, il ne pouvait pas imaginer un après. Etait-ce parce qu’il était effrayé… ou parce qu’il n’y aurait pas d’avenir pour eux ?

Karal jouerait de nouveau les Conduits Magiques, mais il ne serait pas placé au centre physique du groupe. Cette fois, les principaux participants, autrement dit Flammechant, An’desha, Sejanes et lui, se tiendraient en formation autour de Y « arme » – pas aux points cardinaux, car cela ne semblait pas avoir d’importance –, à égale distance les uns des autres.

A noter une autre différence : les participants « mortels » seraient protégés par les autres. Karal par Florian et Altra, An’desha par les Avatars, Flammechant par Besoin et Yfandes et Sejanes par Vanyel et Stefen. Yfandes s’était attachée à Flammechant sans préciser pourquoi. Sans doute parce que chaque participant aurait ainsi deux protecteurs. Aya resterait avec Renardargent. Comme tous ceux qui ne prendraient pas part à l’activation de l’arme, le kestra’chern serait enfermé dans l’atelier. Flammechant et Sejanes avaient déterminé que les bouchers de la salle étaient magiques et physiques, car la pierre avait des propriétés isolantes. Ils en avaient sorti tout ce qui était magique, y entassant des outils, des vivres et de l’eau. Si le pire se produisait, les survivants pourraient s’en sortir en creusant un tunnel.

Le cube-labyrinthe était l’exact opposé de l’arme responsable du Cataclysme. Les Adeptes pensaient qu’il avait été créé à cet effet. D’après leurs informations, la magie d’Urtho avait été libérée d’un coup quand il avait brisé les sceaux des sorts, à l’intérieur de la zone protégée de la Tour. Au même instant, une arme similaire avait fait la même chose dans la place forte de Ma’ar. Ainsi avait été créé le Cataclysme, les deux explosions simultanées et leurs ondes de chocs ayant des interactions catastrophiques.

Ils avaient reproduit ce phénomène en lançant la contre-tempête.

Cette fois, si leurs recherches et leur plan étaient payants, ils inverseraient le processus.

Ils provoqueraient une ouverture qui avalerait les énergies convergeant vers la Tour et les expédierait dans le Vide – en tout cas, c’était leur intention. Ils ignoraient ce qui arriverait à l’autre endroit où s’était produite la détonation originale. Mais contrairement à Urtho, Ma’ar n’était pas un touche-à-tout et il n’avait pas d’atelier de travail. Autrement dit, il était peu probable qu’une de ses créations ait subsisté. Et même s’ils se trompaient, elle était maintenant au fond du lac Evendim…

Nul ne savait ce qui se passerait quand ils refermeraient l’ouverture, une fois les dernières énergies englouties, mais tous avaient une théorie. Selon maître Levy, aucune énergie ne pouvant être détruite, elle irait ailleurs. D’après lui, elle formerait au cœur de Vide un réservoir où tous les mages pourraient puiser. Il les avertit aussi d’un danger : la résistance à un flot d’énergie se manifestant par une chaleur intense, il était possible qu’ils soient tous carbonisés. Cela lui valut quelques regards noirs auxquels il répondit par un sourire d’excuse. Lo’isha et Flammechant pensaient que l’énergie absorbée reviendrait dans le monde « réel », comme une inondation qui s’évapore et redescend du ciel sous forme de pluie, ou comme l’eau d’une fontaine en circuit fermé.

Quoi qu’il arrive, une seule chose était sûre : ils pourraient oublier les anciennes règles de la magie. Personne ne savait si toute cette énergie serait de nouveau accessible. Ils se retrouveraient peut-être dans un monde dépourvu de magie – mais c’était improbable.

Comme Urtho l’avait écrit, utiliser cet engin à des fins militaires aurait été suicidaire, car il avait été conçu pour avaler toute l’énergie magique présente autour de lui. De fait, il était même possible qu’il draine les armes. Et sans doute aurait-il également englouti les mages chargés de le faire fonctionner. Mais dans le cas présent, il devrait être saturé par l’énergie de l’Ultime Tempête.

Leur plan consistait à baisser les boucliers de la Tour et à ouvrir l’arme à l’Ultime Tempête afin qu’elle se nourrisse de son énergie jusqu’à ce qu’elle fonde ou qu’elle ne puisse pas en absorber davantage.

Les tempêtes se succédaient à un rythme effrayant. Même si les boucliers de la Tour tenaient toujours, ils avaient dû évacuer le camp shin’a’in quelques jours plus tôt, à cause d’un blizzard plus puissant que leurs hôtes n’en avaient jamais connu. Le même temps régnait à Valdemar, Karse, Hardorn, Rethwellan, dans les Vallées…

Et probablement partout ailleurs, pensa Karal. Et dire que c’est le printemps !

S’il se concentrait et ignorait les bruits qui venaient de l’intérieur de la Tour, il entendait les mugissements du vent, d’une telle violence qu’il aurait renversé un homme en une fraction de seconde. Une bonne chose que les Plaines aient été évacuées, car pas un cheval ou un mouton n’aurait pu survivre à une tempête pareille…

Quant aux Vallées… Selon Flammechant, les Tayledras étaient en train de mêler la magie destinée à protéger les nodes avec celle des Voiles qui recouvraient chaque vallée. Avec de la chance, ceux-ci tiendraient. Sinon, les Frères du Faucon apprendraient à vivre comme leurs éclaireurs. Autrement dit, à la merci des éléments, sans leur petit paradis, où c’était toujours l’été.

Karal aurait aimé connaître la situation à Karse. Altra se contentait de lui répondre que Solaris avait la situation en main et qu’on s’occupait de la population. Il espérait que sa famille allait bien. C’était sans doute le cas, puisqu’elle vivait dans un village prospère. Mais les habitants des fermes isolées et les bergers, seuls dans les collines et les montagnes, risquaient gros, car personne n’avait pu les avertir à temps.

Il n’avait pas pensé à sa famille depuis longtemps. Le Karal qui aidait son père à l’écurie de l’auberge n’avait plus rien en commun avec le jeune homme qu’il était devenu. Si ses parents l’avaient croisé dans la rue, ils ne l’auraient pas reconnu. Tout le monde changeait en grandissant, mais pas aussi radicalement.

Karal pensa à tout ce qu’il avait laissé derrière lui – et à tout ce qu’il abandonnerait si leur tentative échouait. Pour être franc, seule une poignée de personnes le pleureraient et la plupart se remettraient vite de sa disparition. Peut-être pas Natoli, mais elle s’en sortirait et ferait quelque chose de bien de sa vie.

Et lui aurait fait quelque chose de bien de la sienne – peu de gens pouvaient en dire autant.

Cette idée libéra enfin Karal.

Il avait fait ses adieux à tout le monde, sauf à ses amis de la Tour. Il lui restait le temps de descendre à l’atelier pour réparer cet oubli.

Il se leva, espérant trouver Tarrn et Lyam seuls. Par bonheur, ce fut le cas. Lo’isha, maître Levy, Renardargent et les Shin’a’in étaient encore en haut avec les mages, occupés à caler les portes des pièces pour qu’elles restent ouvertes et à amener le cube-labyrinthe dans la salle centrale. Quoi qu’il arrive, ils allaient au moins réussir une chose qu’Urtho n’avait pas pu faire : rendre les autres armes inutilisables.

L’atelier était presque vide. Aya s’agitait sur sa perche pendant que Tarrn et Lyam finissaient de ranger. Karal s’arrêta en bas de l’escalier.

Le kyree s’avisa le premier de sa présence.

Eh bien, jeune ami, c’est presque l’heure, dit-il d’un ton solennel.

— Je sais, répondit le Karsite en s’asseyant sur la dernière marche. Je suis venu vous dire que vous connaître fut un honneur. Et que j’ai beaucoup appris à votre contact…

Ils arrêtèrent de travailler et rejoignirent le Karsite.

— Je suis content d’être ton ami, Karal, dit Lyam en lui prenant la main. J’espère que nous le resterons quand Tarin et moi retournerons à k’Leshya.

Tu figures dans mes Chroniques, jeune érudit, annonça gravement Tarrn en inclinant sa tête grisonnante.

Sans doute les deux plus beaux compliments qu’un kyree pouvait faire : intégrer une personne dans ses Chroniques et lui donner le titre d’« érudit ».

Bien sûr, nos jeunes seront étonnés quand je leur dirai que j’ai eu le privilège d’être ton ami.

Un silence embarrassé aurait sans doute suivi si Renardargent n’était pas descendu au trot, suivi par les autres.

— C’est l’heure, Karal ! annonça-t-il. Ils t’attendent.

Le kestra’chern étreignit le Karsite.

— Bonne chance, mon garçon, dit maître Levy avec un sourire. Ne déçois pas Natoli – elle compte sur toi pour connaître les détails de ce qui se passera.

Lo’isha lui serra la main et le regarda longuement dans les yeux. Les autres Shin’a’in s’arrêtèrent à tour de rôle devant lui pour le saluer de la tête avec le respect qu’ils réservaient d’ordinaire à Lo’isha.

Chacun à leur manière, ils lui firent leurs adieux, sans rien faire qui le rende nerveux ou mine sa confiance en lui.

Karal savait qu’il aurait dû avoir peur. Mais étrangement, son angoisse s’était évaporée pendant cette étrange « cérémonie ». Comme si chacun de ses interlocuteurs en avait emporté un fragment avec lui, afin qu’il ait l’esprit libre.

Karal remonta à la hâte. Flammechant et An’desha attendaient en haut de l’escalier, pour fermer la trappe et sceller l’atelier protégé par des boucliers physiques et magiques.

Le jeune Karsite vit le cube-labyrinthe, qui paraissait singulièrement petit au milieu de l’immense salle.

On eût dit une œuvre d’art abstraite iridescente sous la lumière. Sejanes était déjà en place, flanqué par les deux silhouettes blanches de Vanyel et Stefen. Aubefeu et Tre’valen, d’une apparence bien plus solide, attendaient de part et d’autre de la future position d’An’desha. Une autre forme spectrale se tenait dans le troisième coin. Flammechant alla la rejoindre et tira Besoin du fourreau accroché dans son dos.

An’desha prit place entre les deux Avatars, l’air fermé, comme s’il se concentrait déjà sur la tâche qui les attendait. Sejanes, les yeux clos, avait les mains en coupe, tendues devant lui. Alors que Karal rejoignait Altra et Florian, Flammechant attira son attention et lui fit un sourire ironique et un petit geste d’encouragement.

Bizarrement, cela aida le jeune homme à se sentir mieux.

Quand les terribles énergies se déchaîneraient au-dessus d’eux, Flammechant ouvrirait l’engin et l’empêcherait de se refermer. Après celle du Conduit, c’était la mission la plus dangereuse. An’desha et Sejanes joueraient les « entonnoirs », contrôlant l’énergie pour que le flux qui arriverait à Karal reste constant. Une surcharge pouvait se révéler dramatique : si le Conduit était submergé, il risquait de bloquer le flux. Si ça se produisait, il se déverserait sur tous les participants. Sejanes et An’desha devraient également « homogénéiser » les énergies, car un flux insuffisamment composite pouvait provoquer le même résultat. Karal, lui, les transmuterait avant de les canaliser vers l’engin.

— Prêts ? demanda Flammechant, les regardant à tour de rôle.

L’un après l’autre, ils acquiescèrent, et Karal vit sur leurs visages le reflet de la résignation qu’il éprouvait.

Ils pensent qu’ils vont mourir et font bonne figure pour les autres.

Karal agissait de même. En dépit de leur préparation minutieuse, les choses pouvaient mal tourner. Dans ce cas, ils le paieraient tous.

La voilà ! avertit Altra.

Alors, ils n’eurent plus le temps de penser.

Charliss attendait, tendu comme il ne l’avait plus été depuis des décennies. Ce serait sans doute le sort le plus puissant lancé depuis le Cataclysme. Pourtant, il était très simple, car il consistait à libérer d’un coup toute l’énergie magique contenue dans les objets et les êtres vivants du Château A-Pic dont il avait le contrôle. Cela tuerait probablement ses mages. Sinon, ils devraient rester alités des semaines. Cette perspective le ravissait. Le sort le détruirait et il adorerait être accompagné dans la mort par autant de gens que possible.

Sa seule émotion, désormais, était la rage. Comme elle ne laissait de place à aucune autre, il ne pensait plus qu’à se venger.

Il aurait sans doute été le dernier empereur et cette idée le ravissait. D’autant plus que personne ne découvrirait jamais le coupable. Tous ceux qui savaient qu’il s’apprêtait à lancer un sort pensaient que c’était pour rallonger sa vie. Ils rendraient Melles responsable du désastre, puisque tous les mages de Charliss périraient avec lui. Cette pensée était décidément bien douce. Melles deviendrait l’homme qui avait détruit l’Empire. En comparaison, Charliss serait paré de toutes les vertus dont il était dépourvu. Melles le méchant… Charliss le saint qu’il avait assassiné.

Quelle revanche subtile !

Emporter Tremane avec lui aurait été la cerise sur le gâteau. Mais on ne pouvait pas tout avoir. Et si le traître ne mourait pas dans la catastrophe provoquée par Charliss, il regretterait vite d’avoir survécu.

Charliss rassembla son pouvoir et attendit que la tempête éclate.

C’était sans doute la plus étrange assemblée qu’ait connue le Grand Hall du manoir de Tremane… Tashiketh, quatre griffons de son aile, les Prêtres du Soleil de l’escorte de Solaris, Elspeth, Gwena, Ventnoir, Vree, Brytha le dyheli, tous les mages de Tremane, les deux sorciers spécialistes du climat de Shonar et le père Janas entouraient Tremane, formant plusieurs cercles concentriques. Tous ceux qui possédaient une once de pouvoir magique étaient présents. Ensemble, ils allaient générer et maintenir un bouclier. Si possible, au-dessus de Shonar. Sinon, au-dessus du château… ou au moins d’eux-mêmes.

Elspeth faisait de son mieux pour bloquer la peur qui menaçait de la submerger. Pour une fois, le danger qui planait au-dessus d’elle était invisible, implacable et sans visage. Il n’y avait pas de méchant. Aucun Ancar ou Fléaufaucon. Simplement une force terrible libérée des millénaires plus tôt, ancienne, impersonnelle, puissante et bien assez réelle pour provoquer un sentiment de terreur.

Le danger était réel et ce serait encore pire si le groupe de la Tour échouait. Voilà trois jours que le blizzard soufflait sur Hardorn – sûrement le plus bizarre qu’on ait jamais vu. Des éclairs verdâtres déchiraient le ciel et le paysage disparaissait sous la neige. Des rapports parlaient de cyclones, d’esprits qui chevauchaient les bourrasques ou qui les précédaient.

Ils n’avaient pas pu vérifier ces dires, mais Elspeth ne les écartait pas d’emblée.

La situation s’aggravait à chaque nouvelle tempête. Mais jusqu’à présent, les bouchers des nodes tenaient. Hélas, la tempête à venir serait la pire de toutes : la réplique exacte de l’explosion initiale qui avait provoqué le Cataclysme, à l’époque des Guerres Magiques.

Si le groupe de la Tour échouait, personne ne pouvait prédire ce qui arriverait, sinon que ce serait terrible. La nature était déjà sens dessus dessous – pourraient-ils survivre à des années de ce régime ?

Peu importait. Cela ne dépendait pas d’Elspeth – c’était sûrement pour ça qu’elle se sentait mal à l’aise. Elle n’avait jamais été impuissante devant un danger et elle détestait ça. Ce sentiment la démoralisait.

Ventnoir lui serra la main et Gwena lui frotta son museau contre l’épaule. Au moins, elle n’affrontait pas ce drame toute seule. Et si elle ne contrôlait rien, les autres non plus…

— C’est l’heure, croassa Tremane. Elle arrive ! Il était trop tard pour réfléchir.

Elspeth unit son esprit, son cœur et son pouvoir à ceux des autres avec une détermination résignée.

— Maintenant, dit Flammechant entre ses dents serrées, alors que la tempête éclatait.

Autour d’eux, la pierre de la Tour gémit comme du métal froissé. Puis retentit un rugissement accompagné d’une augmentation de la pression de l’air. Brandissant Besoin entre le cube et lui, Flammechant dit quelques mots à l’épée et fit à la magie une chose que Karal sentit plus qu’il ne la vit…

Soudain, des points lumineux s’éparpillèrent à la surface de l’arme, convergeant vers l’apex du cube. Puis un cercle apparut autour et grandit en s’élargissant en direction des bords.

Tout ce qui était à l’intérieur de la salle disparut. Très vite, il resta seulement une obscurité insondable : le Vide.

Karal le sentit l’attirer et se laissa faire. Puisque Altra et Florian Faneraient à leur univers, une partie de lui pouvait fusionner avec cette immonde noirceur.

Puis il n’y eut plus rien d’autre que la Lumière et l’Obscurité. Au centre, le Gouffre, et autour, un jeu de lumières scintillantes aux couleurs de l’arc-en-ciel : l’énergie magique.

Karal se sentit devenir le Conduit qui la canalisait vers le Gouffre. Malgré son intense concentration, il sentit des explosions d’énergie, dans son dos et sur tous les côtés.

Il essaya de contenir ces flux puis de les précipiter dans la gueule béante, mais le Gouffre avait atteint sa capacité maximale.

Le Karsite entendit des cris – la voix d’An’desha, mais il ne comprenait pas ce que le Shin’a’in disait. Sur sa droite, une forme lumineuse émergea du vortex de lumière tourbillonnante. Parcourue d’éclairs, elle devint de plus en plus aveuglante.

C’était Flammechant, qui brandissait Besoin, chauffée au rouge. Tremblant de douleur, il refusait pourtant de lâcher prise.

Melles marqua une pause devant les portes de l’empereur. Pour une fois, elles n’étaient pas surveillées – grâce à la complicité des Gardes Impériaux. Les sorts qui les reliaient à Charliss ayant été brisés, ils étaient de nouveau aptes à penser par eux-mêmes, y compris le commandant Ethen, qui avait récemment remplacé Peleun, dont les nerfs avaient craqué. Ces dernières semaines, ils en avaient assez vu et entendu, non pour prendre les choses en main, mais pour accepter de quitter leur poste au moment opportun.

À part les mugissements du vent, aucun son ne retentissait dans le couloir de marbre gris. Malgré les verres qui les protégeaient, les flammes des chandelles, qui avaient remplacé les lumières magiques, vacillaient à cause de courants d’air assez violents pour être qualifiés de « coups de vent ». Mais il ne s’agissait pas de zéphyrs, et le blizzard qui soufflait dehors était deux fois moins puissant que celui qu’engendrerait la tempête magique.

L’empereur serait concentré sur ses sorts… Depuis des jours, sous un prétexte ou un autre, Melles entrait et sortait des appartements de Charliss et de la Salle du Trône pendant les tempêtes. Il savait que l’empereur n’avait plus conscience de rien quand il pratiquait la magie.

Si Charliss avait consacré à la protection de l’Empire la moitié des efforts qu’il fournissait pour retaper son corps décrépit, Melles ne se serait pas senti obligé d’agir.

D’ailleurs, il n’aurait pas eu le quart des alliés qui le soutenaient aujourd’hui.

Il entra dans les appartements impériaux comme il l’avait souvent fait ces derniers jours, ignorant les mages gisant sur le sol ou affalés dans leurs sièges, victimes de la tempête en cours ou des exigences de plus en plus déraisonnables de l’empereur.

Charliss n’était pas là, et pas davantage dans sa chambre – Melles savait déjà qu’il avait demandé à ses serviteurs de le transporter dans la Salle du Trône. Il fit un signe discret de la main aux gardes postés devant la porte – des hommes de son entourage qu’il avait pu placer là avec la complicité d’Ethen. Ils répondirent d’un hochement de tête, puis s’écartèrent pour le laisser passer.

Melles ouvrit la porte lentement. Il sentit la tempête atteindre des sommets de fureur… Un sort qu’il ne connaissait pas augmentait de puissance à l’unisson.

Il ignorait pourquoi Charliss avait tenu à incanter sur le Trône de Fer, avec la Couronne du Loup sur la tête, mais ça lui faciliterait la tâche. Pas de témoin et une dizaine de portes par où l’assassin aurait pu s’échapper – à condition qu’on croie à un meurtre. Il doutait que ce soit le cas. Avec des Gardes Impériaux devant chaque issue, les gens pencheraient plutôt pour un suicide.

Malgré les feux qui brûlaient dans les cheminées et la demi-douzaine de braseros disposés autour de Charliss, la salle était glaciale. Les yeux fermés, les phalanges de ses doigts saillant sous sa peau parcheminée, l’empereur aurait pu être un cadavre desséché. Seuls les yeux jaunes des loups de la Couronne regardaient Méfies, curieux de voir ce qu’il allait faire. Car ces animaux protégeaient leurs petits et leur territoire, sûrement pas les individus dont le comportement était désastreux pour la meute. Ils ne feraient rien pour empêcher l’Héritier de mener à bien sa mission.

Un sort tourbillonnant montait autour de l’empereur. D’une manière ou d’une autre, il était lié à la tempête. Charliss voulait-il puiser dans son énergie pour soutenir sa magie défaillante ?

Dans ce cas, il était fou.

Le sort allait atteindre son apogée. Après des années à voir l’empereur pratiquer la magie, Méfies connaissait son rythme. S’il devait frapper, c’était maintenant. De sous sa tonique, il tira une dague au pommeau orné du Sceau Impérial – il l’avait volée dans les appartements de l’empereur deux jours plus tôt. L’arme préférée de Charliss. Tout le monde serait capable de l’identifier.

Maintenant ! Avant que le vieillard ne sorte de sa transe, ne mesure le danger et ne retourne cette terrible énergie contre son agresseur.

Comme seul un tueur professionnel en était capable, Méfies fit tourner la dague dans sa main jusqu’à ne plus la tenir que par la pointe, entre le pouce et l’index.

Puis il visa et lança.

La dague trouva sa cible sans coup férir. Avec un bruit humide, elle s’enfonça jusqu’à la garde dans l’œil gauche de l’empereur. La mort fut instantanée. La mâchoire du vieillard s’affaissa. A part ça, rien ne changea, ni sa pose ni son expression.

Mais le sort qu’il était sur le point de lancer ne mourut pas avec lui.

Un instant, Melles sentit la main glacée de la peur se refermer sur sa gorge, et cela ne lui était pas arrivé depuis des décennies. D’un instant à l’autre, il allait être écrasé par le sort instable…

N’étant plus ni dirigées ni contrôlées, les énergies formèrent un vortex de lumière autour du cadavre de l’empereur. Des rayons jaillirent et laissèrent des traces carbonisées au plafond. Des gerbes d’étincelles crépitèrent autour du Trône de Fer, puis moururent en grésillant. Soudain, le vortex mourut et l’énergie s’engouffra dans le Trône de Fer, qui brilla intensément puis reprit – en apparence – son aspect normal.

Melles relâcha sa respiration d’un coup, approcha prudemment de Charliss et toucha la Couronne du Loup. Un instant, il lui sembla que le chef de meute lui souriait.

Puis il retira la dague de l’œil du défunt. Un filet de sang coula, mais il lui fut moins difficile que prévu de dégager l’arme. Le cadavre de l’ancien empereur tombait déjà en pièces. Melles examina la plaie : il serait relativement facile de la maquiller. Il lacéra le visage de Charliss, comme si le vieil homme avait eu une crise de folie, puis lui plaça la dague entre les mains, appuya la lame contre la poitrine et l’enfonça.

Melles vérifia qu’il n’avait pas de sang sur lui – plus par réflexe qu’autre chose. Il était bien trop professionnel pour faire ce genre d’erreur.

Enfin, il sortit de la Salle du Trône et salua les gardes au passage. Dans quelques instants, ils entreraient, trouveraient le cadavre et raconteraient que l’empereur, déprimé par la défaillance de sa magie et la dégradation de sa santé, s’était suicidé.

Longue vie au nouvel empereur. Puisse-t-il régner un siècle.

Karal était à genoux, Altra près de lui, image lumineuse à la forme encore féline.

Silhouette de flammes, Florian s’arc-boutait entre le Karsite et le Gouffre.

Sur la droite de Karal, Flammechant luttait toujours au cœur des énergies fluctuantes, l’épée brandie, telle la statue d’un guerrier de légende.

Un son aigu montait de Besoin, qui semblait avoir de nouveau une voix.

Sur la gauche du Karsite, il n’y avait aucune trace d’An’desha, mais deux formes mi-humaines mi-aviennes aux plumages de feu tissaient un filet autour d’un cœur obscur.

Karal ne voyait pas Sejanes et ses protecteurs, de l’autre côté du Gouffre.

Les énergies l’emportaient.

Ils ne pouvaient pas les canaliser assez vite vers le Vide et leurs protecteurs en payaient le prix.

Pourtant, le Karsite n’avait plus peur. Même s’ils ne survivaient pas, ils auraient fait passer assez d’énergie dans le Gouffre pour qu’il n’y ait pas de second Cataclysme. Alors que le jeune prêtre regardait l’image embrasée de Florian, une étrange quiétude s’empara de lui et il affronta sans ciller le feu terrible, glorieux et mystique.

Plongeant une fois de plus au cœur du Soleil, il y était le bienvenu.

Il s’y immergea, parvenu au-delà de la peur, de la douleur et de tout ce qui n’était pas la Lumière.

Puis il perdit conscience de sa propre existence.

La lumière était éteinte.

La lumière était éteinte…

Il n’y avait plus que l’obscurité. Pourtant l’image de Florian continuait de brûler en surimpression sur ses iris.

Karal était allongé sur le dos. Ses mains descendirent le long des couvertures, puis découvrirent une fourrure tiède.

— Je crois qu’il est réveillé, murmura Lo’isha. Karal toussa, s’éclaircit la gorge et répondit :

— Je suis réveillé. Comment vont les autres ? La lumière s’est éteinte ?

Un lourd silence lui répondit. Celui qui survient quand une personne pose sans le vouloir une question dont la réponse la rendra profondément malheureuse.

— Flammechant a été… blessé, répondit Renardargent. An’desha et Sejanes vont bien. Ils sont très fatigués, c’est tout.

Karal essaya de s’asseoir mais des mains l’en empêchèrent.

— C’est grave ? La blessure de Flammechant, je veux dire. Puis-je le voir ? Où est Florian ? Pourquoi n’avez-vous allumé aucune lumière ?

De nouveau, ce silence embarrassé… Karal trouva tout seul la réponse à sa dernière question à l’instant où Lo’isha lui demanda :

— Que vois-tu ?

— Rien. À part Florian…

— Ceux dont les protecteurs étaient de purs esprits s’en sont apparemment mieux sortis que les autres, dit Lyam.

La fourrure qui couvrait les jambes du Karsite remua.

Florian est parti, Karal, dit Altra de la voix la plus douce que le jeune homme lui avait jamais entendue. Je suis le seul protecteur survivant. Désolé…

Karal bougea la tête, mais ne vit toujours que du noir et la silhouette de Florian – incandescente et en surimpression. Il déglutit, comprit enfin, et sentit des larmes couler sur ses joues. Florian… mort ? En le protégeant !

Il battit des paupières, mais cela ne modifia pas ce qu’il voyait… Ou plutôt, ne voyait pas.

— Tu ne vois rien, Karal ? insista Lo’isha. Le Karsite secoua la tête.

— Et Flammechant ? demanda-t-il malgré la boule qu’il avait dans la gorge. Est-il… comme moi ?

— Non, mais… l’épée, Besoin… a explosé. Les mains et le visage de Flammechant sont gravement brûlés. (C’était la voix de Lyam.) Je viens d’envoyer Renardargent près de lui.

Pleurant toujours, Karal hocha la tête.

— Bien, réussit-il à articuler. Je n’ai pas vraiment besoin d’un Guérisseur, pas vrai ?

— Non, Karal, répondit Lo’isha en lui posant une main sur l’épaule. J’ai peur qu’un Guérisseur ne puisse rien pour toi.

— Alors, s’il vous plaît, laissez-moi un moment seul avec Altra…

Karal les entendit s’éloigner et sentit le Chat de Feu s’étendre sur son ventre et ses jambes.

Il le gratta derrière les oreilles. Altra lécha doucement les larmes qui continuaient de couler sur ses joues.

Karal ? demanda-t-il après un long silence. Pour toute réponse, le jeune homme l’étreignit farouchement.

— Ne me quitte pas, d’accord ?

Jamais, Karal, promit Altra. Je resterai avec toi tout au long de ta vie…

Flammechant se souvenait de l’instant où Besoin avait perdu la bataille. Une fraction de seconde après que Yfandes se fut désintégrée en particules d’énergie. L’épée avait hurlé – un avertissement, pensait-il. Alors, il l’avait jetée, se protégeant les yeux avec un bras.

Après, son seul souvenir, c’était la douleur.

Il n’avait jamais perdu conscience, ce qui pourtant aurait été une bénédiction. Renardargent lui avait donné une potion qui rendait sa situation supportable, mais il souffrait toujours.

Flammechant savait de quoi il avait l’air. Pire encore, il savait de quoi il aurait l’air à l’avenir. Aucun Guérisseur ne serait capable d’empêcher le tissu cicatriciel de se former et son visage…

Il lutta pour refouler ses larmes. Oui, il avait été vaniteux, et pourquoi pas ? Sa beauté lui avait gagné tous les amants qu’il voulait… Maintenant, plus personne ne lui accorderait un regard.

Quand on lui effleura le bras, il sursauta et ouvrit les yeux.

— Ashke, je suis là, dit Renardargent. Tu as mal ?

— Demande-moi plutôt je n’ai pas mal ! Je fais de gros efforts pour ne pas hurler. Ce serait très impoli, et ça ferait peur à An’desha.

— Nous avons envoyé les Kal’enedral chercher des analgésiques plus forts, dit tendrement le kestra’chern. Ils devraient revenir bientôt. Le blizzard s’est arrêté et la neige fond. Bientôt, des griffons ou des chevaux viendront pour t’emmener à k’Leshya. Les Guérisseurs kaled’a’in sont excellents. Dommage qu’ils ne puissent rien faire pour Karal.

Cette remarque tira Flammechant de son auto-apitoiement.

— Quoi, Karal ? demanda-t-il.

— Je crois… qu’il a perdu la vue. Renardargent détourna la tête. Perdu la vue ?

Un instant, le Tayledras envia le sort du jeune prêtre. Mieux valait être aveugle qu’éveiller la pitié et voir les gens détourner les yeux parce qu’ils ne supportaient pas de vous regarder…

Mais alors que cette pensée se formait dans son esprit, il la rejeta, furieux contre lui-même.

Imbécile arrogant et vaniteux ! Tu es vivant, tu as encore tous tes sens, et Aya restera toujours près de toi.

Comme pour le lui confirmer, l’oiseau de feu trilla du haut de sa perche, près du lit.

Pauvre Karal…

— Pauvre garçon. Florian, puis ça…

L’Adepte sentit des larmes lui monter aux yeux et imbiber ses bandages.

Renardargent lui posa ses doigts sur les tempes et plongea son regard dans le sien. Aussitôt, la douleur reflua un peu.

Flammechant faillit pleurer – de soulagement, cette fois.

— Je serai content…, haleta-t-il, quand les analgésiques arriveront.

— Ce ne sera jamais assez tôt pour moi aussi, dit Renardargent. Tu es bien plus courageux que je le serais à ta place. Je ne supporte pas la douleur.

— Ce n’est pas si terrible, sauf quand je suis seul, répondit Flammechant.

Le regard du beau kestra’chern s’adoucit encore.

— Dans ce cas, je ne te quitterai pas. Enfin, si tu crois pouvoir me supporter.

Un moment, Flammechant oublia sa souffrance.

An’desha était allongé sur son lit, le visage tourné vers le mur. Ses épaules tressautant, Karal comprit qu’il pleurait.

Voir par les yeux d’Altra était déconcertant, car la tête du Chat de Feu lui arrivait aux genoux, et il devait la lever pour regarder les gens. Mais au moins, Karal ne se cognait plus et ne se prenait plus les pieds dans tous les obstacles.

Il s’agenouilla près de son ami et lui posa une main sur l’épaule.

— Si tu continues, dit-il, essayant de ne pas fondre en larmes – ce qui n’aurait pas arrangé les choses – tu te rendras malade.

An’desha se contenta de secouer la tête. Karal essaya de se souvenir des paroles exactes de Lo’isha.

— An’desha se croit responsable de la perte des autres, surtout des Avatars, lui avait dit le Shin’a’in. Tu dois le persuader d’aller sur les Sentiers de Lune ou ce sera très mauvais pour son âme et son cœur. Je n’ai pas réussi à le convaincre.

Il n’avait rien ajouté, mais Karal n’avait pas oublié comment An’desha l’avait aidé à traverser sa propre crise de conscience.

Altra avait soutenu la requête du Shin’a’in dès qu’ils s’étaient retrouvés seuls. Après ça, comment le jeune homme aurait-il pu refuser d’agir ?

— Tu n’as rien à te reprocher, insista Karal. Nous avons essayé de faire mieux qu’Urtho et le résultat est plutôt meilleur que ce que nous avions espéré.

— J’aurais dû savoir, pour les autres armes, gémit An’desha. Prévoir ce qu’elles feraient quand elles commenceraient à flancher.

— Comment ? demanda le jeune prêtre. C’était les armes d’Urtho, pas celles de Ma’ar ! Comment aurais-tu pu le savoir ? Grâce à une prémonition ? Même ceux qui ont ce don n’ont pas su nous conseiller !

An’desha tourna à demi la tête.

— Mais…

— Mais rien ! Tu n’as pas le don de prémonition. Ni les souvenirs d’Urtho, mais ceux de Ma’ar. Si tu allais sur les Sentiers de Lune, les leshy’a te confirmeraient que j’ai raison.

An’desha tressaillit et pâlit – une image intéressante à travers les yeux d’Altra.

— Je ne peux pas…

Karal riva sur son ami ce qu’il espérait être un regard sévère.

— Des bêtises ! Que fait-on quand on a été désarçonné ?

— On remonte en selle, répondit le Shin’a’in. Mais…

— Tu as dépassé ton quota de « mais ». (Karal lui tapota le coude). Essaie « d’accord » à la place.

— D’accord, répondit An’desha, obéissant. Puis il s’avisa qu’il s’était fait piéger.

Karal ne le laisserait pas s’en tirer comme ça.

— Allez, dit-il en se levant maladroitement. (Au lieu de baisser la tête, comme il l’aurait fait normalement, il tendit le cou pour imiter le mouvement d’Altra.) Va sur les Sentiers de Lune. Je le veux et Lo’isha aussi. Ça devrait te rassurer.

Ayant dit tout ce qu’il avait à dire, et réussi à convaincre – plus ou moins – An’desha, Karal tourna les talons et alla s’allonger sur son lit. Épuisé d’avoir trop refoulé ses émotions, il s’endormit en pleurant.

— Karal.

Karal regarda autour de lui, surpris. Il n’était plus dans son lit mais debout au milieu de…

Il ne savait pas de quoi ! Autour de lui, une brume opalescente tourbillonnait. Sous ses pieds, un sentier de sable argenté luisait doucement.

Mais ce n’était pas le plus étonnant : il voyait avec ses yeux, pas ceux d’Altra.

Où était-il ? Cela ne ressemblait pas à un rêve. Il aurait juré être sur les Sentiers de Lune tels qu’An’desha les lui avait décrits. Mais seuls les Shin’a’in pouvaient y aller.

Non ?

Bien sûr que non, répondit une voix étrangement familière. N’importe qui peut visiter cet endroit, même si chacun le voit à sa façon. Après ce que tu as traversé, Altra a pensé que tu n’aurais pas envie de visiter le Cœur du Soleil avant longtemps.

Cette fois, quand il se retourna, il y avait quelqu’un… ou plutôt quatre personnes : deux hommes et deux femmes. Le couple qui se tenait par la main étant entouré par un halo en forme de rapace, il le reconnut aussitôt.

— Tre’valen ! s’écria-t-il. Aubefeu ! Mais…

— Tu n’as pas cru que nous nous étions consumés, ou une bêtise dans ce genre, n’est-ce pas ? lança Aubefeu. Il faut plus qu’une tempête d’énergie pour détruire un esprit ! Nous avons simplement perdu la partie de nous-mêmes qui nous rattachait à ton monde.

— Vraiment ? demanda une voix à côté de Karal, qui ne fut pas surpris de découvrir An’desha. Mais alors, pourquoi n’êtes-vous pas venus quand je vous ai appelés ?

— Eh bien, parce que nous… ne le pouvions pas, répondit Tre’valen, gêné. Je crains que nous ayons dépassé les limites de ce qu’il nous est permis défaire pour vous aider. La Dame Aux Yeux Étoiles n’était pas vraiment fâchée, mais…

— A l’avenir, coupa Aubefeu, si tu veux nous voir, tu devras te déplacer jusqu’ici. Mais si tu deviens un chamane, tu auras tout l’entraînement nécessaire pour parcourir les Sentiers de Lune.

— Je suis tellement content de n’avoir pas… commença An’desha.

Cette fois, ce fut le jeune homme debout près du couple qui l’interrompit. Il semblait familier à Karal, mais il ignorait pourquoi. Mince, une silhouette suggérant une grande agilité, des cheveux châtains tombant devant ses yeux bleus, il avait des manières ouvertes et amicales.

— Tu n’aurais rien pu faire pour nous éviter ce qui est arrivé, An’desha, dit-il. Mais nous avons eu de la chance, parce que nous nous sommes attelés à une tâche titanesque… et nous avons réussi à la mener à bien. Nous avons osé. Pas vrai, Karal ?

Soudain, le Karsite eut une idée très précise de l’identité du mystérieux jeune homme.

— Oui… Florian, répondit-il. (Il fut récompensé par un clin d’œil, un sourire et un hochement de tête.) Mais si c’est ici que vous vous êtes tous retrouvés… après… où sont Vanyel, Stefen et Yfandes ?

— Ils ont enfin été libérés de leur forêt, et il était grand temps, si tu veux mon avis ! fit Florian. Ils te diraient sûrement la même chose s’ils étaient là. A l’époque, y rester leur avait paru une bonne idée, mais ils y ont été coincés beaucoup plus longtemps que prévu.

Karal n’avait pas la moindre idée de ce que son ami voulait dire. Sa perplexité dut se lire sur son visage, car Florian gloussa.

— Peu importe ! Pour résumer, ils ont choisi très vite leur destination et ils sont déjà partis. Je ne peux pas te dire ce qu’ils ont décidé, mais tout va très bien se passer. Quant à moi, j’ai également pris ma décision – mais je ne me suis pas montré aussi difficile. Si tu réfléchis, elle devrait te paraître évidente… Mais ne dis rien aux Hérauts, d’accord ?

Karal acquiesça solennellement. Oui, la décision de Florian semblait évidente. Hélas, il doutait que son ami ressemble au jeune homme qu’il avait devant lui quand il reviendrait.

Il grava pourtant le visage de Florian dans sa mémoire. Dans quinze ou vingt ans, s’ils rencontraient un Héraut qui ressemblait à ce jeune homme, Altra et lui sauraient de qui il s’agissait.

Il faudra me rappeler qu’il ne se souviendra de rien, avant de me précipiter sur lui pour l’accueillir comme un vieil ami.

Pourtant, c’était exactement ce qu’il serait.

— Florian… Je n’avais jamais eu d’ami comme toi…

— Tu en auras un autre très bientôt, coupa joyeusement Florian.

Apparemment, il n’était pas d’humeur à supporter des adieux larmoyants.

Il coupa court à la tirade de Karal en le serrant dans ses bras.

— Maintenant, retourne à Valdemar et fais autant de bêtises que possible avec Natoli. Pendant ce temps, je m’occuperai de mes affaires. Et un jour, nous nous retrouverons. Alors, je ne te dis pas « adieu », Karal, mais « à plus tard ». D’accord ?

Que faire d’autre ? Karal acquiesça et retourna son étreinte au jeune homme.

Puis Florian recula. Sur un dernier signe de la main, il disparut dans la brume, laissant Karal avec les larmes aux yeux et un sourire aux lèvres.

Le Karsite se tourna vers la vieille femme qui parlait à An’desha.

Ce doit être Besoin, conclut-il en l’écoutant donner des conseils aussi intelligents qu’acerbes au jeune Shin’a’in.

— Quant à toi, jeune homme, dit-elle en pivotant vers Karal, je suis entièrement d’accord avec Florian. Tu es bien trop sage pour ton âge. Et même si tu as désormais besoin des yeux d’Altra, ce n’est pas une raison pour retourner te terrer dans ton pays. Amuse-toi avec ta jeune amie. J’ai eu beaucoup d’apprenties comme elle, et je sais qu’elle ne te laissera pas t’apitoyer sur ton sort.

— Probablement pas, ma dame, répondit Karal, conscient que ce portrait de Natoli était étrangement précis pour quelqu’un qui ne la connaissait pas.

— Puisque tu as posé la question, pour ma part, je compte prendre un repos bien mérité. Peut-être me reverras-tu, et peut-être pas… Mais que je sois damnée s’il me reprenait l’envie de me fourrer de nouveau dans un morceau de métal ! (La femme les serra tour à tour dans ses bras.) Maintenant, cessez pleurnichez et recommencez à vivre !

Sur ces mots, elle tourna les talons et s’éloigna. La brume l’avala, laissant seuls An’desha et Karal. Aubefeu et Tre’valen avaient profité de la tirade de Besoin pour s’éclipser.

— Et maintenant ? demanda Karal.

Il regarda son ami, qui haussa les épaules – mais avec un peu plus d’animation.

— Je suppose qu’il vaut mieux lui obéir, sinon elle risque de faire demi-tour pour nous botter les fesses. Tu la connais. Je suis content que tu m’aies forcé à venir ici…

— Et moi, ravi que tu te sois laissé faire, répondit Karal. (Il avait l’esprit en paix, ce qu’il n’espérait plus vraiment.) Viens, rentrons…

Karal regarda derrière lui avec les yeux d’Altra, par-dessus la croupe de son cheval shin’a’in. Il lui semblait étrange de ne pas monter Florian et il aurait sûrement longtemps cette impression.

Flammechant chevauchait derrière lui, soutenu par une selle spéciale que les Shin’a’in utilisaient pour les cavaliers malades ou handicapés. Les yeux de l’Adepte brillaient derrière les trous du masque qui couvrait son visage à moitié guéri.

Ce masque était une petite merveille, et pas seulement parce qu’il était aussi coloré et élaboré qu’un des costumes de l’Adepte. Lyam et Karal l’avaient fabriqué à partir de pièces trouvées dans la Tour, tout au long des quinze jours qui avaient précédé leur départ. Façonné dans du cuir, il était orné de cristaux, de fils et de plumes qu’Aya avait lui-même arrachées à sa queue pour les offrir à son maître. Un collectionneur en aurait donné une petite fortune. Mais Flammechant n’en était pas entièrement satisfait et il imaginait déjà de nouveaux modèles.

Autour d’eux, les Plaines étaient en fleur. Les Shin’a’in ne les avaient jamais vues ainsi depuis que la Déesse y avait marché. L’herbe disparaissait sous les taches de couleurs. En deux semaines, la terre était passée du cœur de l’hiver au printemps. À travers les yeux d’Altra, Karal admirait cette incroyable beauté avec un étonnement admiratif. D’après les messages d’Elspeth, de Ventnoir et de Solaris qu’Altra avait rapportés de Karse et d’Hardorn, le phénomène ne se limitait pas aux Plaines de Dhorisha. Le monde s’était épanoui, comme pour effacer les ravages des tempêtes magiques.

Sejanes et An’desha avaient travaillé de concert pour déterminer comment fonctionnait désormais la magie. Dès qu’il en avait été capable, Flammechant s’était joint à eux. Il ne leur avait pas fallu longtemps pour découvrir qu’il n’y avait plus ni ligne de force ni node. L’énergie s’était répartie dans toute la terre. Du coup, aucune magie d’envergure ne serait possible avant un certain temps. Autrement dit, plus de Portail pour un moment !

Mais chevaucher sous le soleil, au son du chant des oiseaux, entourés par le parfum des fleurs, n’était pas une punition.

Dès que les Kaled’a’in auraient trouvé le moyen d’alléger leurs nacelles avec le peu de magie disponible, ils continueraient leurs voyages par la voie des airs.

Karal avait eu le choix : rentrer à Karse – ce qui aurait considérablement raccourci son voyage – ou retourner à Valdemar. Une décision facile. Dans un de ses premiers messages, Solaris lui avait demandé, comme un service personnel, de reprendre son poste d’ambassadeur et de devenir le chef du Temple de Valdemar.

Après ton sacrifice, avait-elle écrit, personne ne mettra en doute ton autorité. En plus, tu seras souvent amené à rencontrer les représentants d’Iftel – des créatures que je trouve troublantes. Le Dieu du Soleil a fait des choses étranges là-bas. Pour être franche, parmi nos prêtres, tu seras le seul qui ne les jugera pas hérétiques. Je ne veux pas offenser ces nouveaux frères et sœurs, mais si je devais nommer un autre ambassadeur que toi à Valdemar et Iftel, le sang coulerait avant longtemps. Cela dit, si tu désirais rentrer à la maison, je comprendrais et je trouverais une solution…

Le message était arrivé le jour où tous avaient dû choisir entre rentrer chez eux ou retourner à Haven.

Tarrn et Lyam iraient à k’Leshya, ce qui n’avait surpris personne. Renardargent et Flammechant avaient décidé de les suivre. Karal était certain que Flammechant voudrait rallier sa Vallée, mais l’Adepte avait souri derrière son masque et secoué la tête, faisant tinter les cristaux et les bouts de métal qui en pendaient.

— A k’Leshya, personne ne se souvient de moi tel que j’étais avant. Et puis ? Renardargent veut y retourner, et c’est une Vallée familière.

Lèvres brûlées ou pas, sa voix l’avait trahi : il désirait suivre le beau kestra’chern.

An’desha chevauchait avec eux, mais il ne quitterait pas les Plaines. Il avait choisi de rester et d’étudier avec Lo’isha pour devenir chamane. Karal avait également été surpris par cette décision. An’desha n’avait-il pas pratiqué la magie avec Sejanes et Flammechant pendant que leurs hôtes préparaient le voyage ?

— Désormais, la magie n’est plus interdite par les Shin’a’in, avait expliqué An’desha en riant. Pourquoi le serait-elle ? Lo’isha veut sans doute que je forme les mages qui apparaîtront bientôt parmi nous. Je crois que ce serait une bonne chose. Dans toutes ses vies, Ma’ar n’a jamais rien donné. Peut-être pourrai-je rétablir un peu l’équilibre.

Lo’isha et An’desha les quitteraient à la lisière des Plaines. Renardargent, Flammechant, Tarrn et Lyam à celle de la Vallée k’ieshya. Maître Levy et Sejanes continueraient et seraient rejoints par les Hérauts qui avaient délivré les messages de Haven aux quatre coins du monde pour expliquer comment protéger les nodes.

Karal les accompagnerait. Après les conseils que lui avaient donnés les esprits, sur les Sentiers de Lune, il n’avait pas été vraiment surpris de recevoir un message de Natoli lui demandant de rentrer à Valdemar.

Moi aussi, je serai tes yeux, avait-elle écrit. En échange, tu deviendras mon bon sens – j’en manque cruellement. Je crois que j’ai besoin de toi…

En dépit de l’assurance des autres, Karal avait redouté qu’elle ne veuille plus de lui, le jugeant diminué. Mais il avait eu tort de la sous-estimer ainsi.

Il rentrait donc avec maître Levy et Sejanes. Par devoir et par amour, il retournait à Valdemar, où il se sentait désormais chez lui.

Altra resterait à ses côtés pour lui prêter ses yeux.

L’amour de ses amis, une nouvelle conscience de lui-même et un espoir fou en l’avenir étaient là pour lui donner un bien plus précieux que tout pour un être vivant. Une « vision » de la vie.

Sans la vue, peut-être, mais aussi claire et fiable que celle de n’importe qui…

Au coeur des tempètes
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